L'orthodoxie plaît aux enfants

Publié le par Laurageai

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La religion de mon enfance mêlait à tel point le funèbre au merveilleux que je fis alors, à un âge très tendre, le rêve d’un cimetière fleuri de lilas où les oiseaux chantaient dans la lumière : un cimetière transfiguré.

J’allai au cimetière chaque année, car mon beau jeune homme de père était mort, un an après ma naissance, d’une insuffisance cardiaque. C’était le cimetière bourgeois d’une ville industrielle de l’Ardèche, Annonay, ville mystérieuse et noire, triste et poétique. Les photos de mon père hantaient la maison. On m’en parlait les larmes aux yeux. J’allai avec maman, le jour de la Toussaint, porter des chrysanthèmes sur une pierre grise, qui était comme une porte horizontale bien fermée d’où rayonnait, sous les cèdres immémoriaux, un grand silence.

Mon grand-père n’allait pas à la messe, mais il estimait qu’il était convenable aux autres membres de la famille de le faire. Je me souviens du crucifix grandeur nature, dans l’église sombre, des fleurs et des statues de saints aux yeux révulsés, de la sainte Vierge bleue et blanche et des roses que les vitraux semaient sur la grisaille du sol dallé.

Indignées par le sort du Christ, ma cousine et moi, nous projetions, aux alentours de Pâques, d’aller le délivrer. Nous jouions, avec un poupon, à incarner la sainte Famille, j’étais la Vierge et elle saint Joseph, elle mettait un vieux chapeau, et moi un voile. Nous avions été très marquées par un film italien, Marcellino pan y vino, où un petit garçon recueilli par des moines trouvait au grenier du monastère un grand crucifix et s’entretenait avec lui. Le Christ finissait par descendre de sa croix pour l’emmener au Ciel, auprès de sa mère disparue.

Nous avions un jeu plus sulfureux, le Paradis et l’enfer, et l’idée d’être attrapées par les diables nous procurait un frisson délicieux. Nous les trouvions finalement bien séduisants, ces mauvais garçons du ciel qui nous faisaient faire des bêtises.

Pour Noël, ma plus jeune tante ornait un grand sapin de jouets merveilleux, de vraies bougies, montées sur des pinces représentant des paons, des cheveux d’ange. Ces cheveux d’ange, légers, tout blancs, qui me semblaient tombés des nuages, me faisaient particulièrement rêver, et le petit Jésus en cire, couché sur la paille, parmi les santons vêtus de velours, les moutons et les rochers de papier semés de mousses et de branches.

Sur nos cadeaux, le lendemain, nous trouvions un sabot en chocolat, avec un petit Jésus en sucre sur de la ouate rose, des papillotes brillantes et frisées,  et une mandarine.

Je lisais «  l’histoire sainte » de mes tantes, trouvée au grenier, comme un roman d’aventures dont on me disait qu’elles étaient vraies. Ma cousine et moi étions très impressionnées par les supplices des martyrs. Ma sainte préférée, c’était Jeanne d’Arc. Elle figurait sur un manuel d’histoire de l’école primaire, jeune, extatique et ligotée, avec des flammes qui lui léchaient les pieds et un moine qui lui tendait un crucifix. Je me sentais terriblement solidaire. Et comme j’étais plutôt un garçon manqué, je me voyais bien, parmi les soudards, dans une belle armure luisante, avec l’étendard à fleurs de lys.

Quand j’allai habiter avec maman, dans notre village de la vallée du Rhône, elle m’envoya scrupuleusement au catéchisme, car mon père était très catholique. Au début, j’eus affaire à un bon vieux curé, chez lequel je lisais des bandes dessinées sur les martyrs des premiers temps, les catacombes et le Colisée. Lorsque je rentrais de l’école, il m’arrivait de m’arrêter à l’église, quand elle était vide. J’entrai dans la pénombre, j’écoutais le bruit de mes pas résonner dans le vide. Je voyais deux ou trois bonnes femmes prosternées sur les bancs, les statues, le curé d’Ars, la petite Thérèse et son bouquet de lys, et la veilleuse rouge qui brillait près de l’autel. C’était calme, mystérieux, intimidant, avec une odeur d’encens et d’encaustique. J’allai m’agenouiller dans le confessionnal, et là, derrière la grille, quelqu’un me chuchotait : « Je vous écoute, mon enfant ».  Comme on m’écoutait, eh bien je parlais volontiers, de tout ce qui me passait par la tête.

Le jeune abbé qui me confessait ainsi, beau garçon et sévère, on le surnommait Méphisto, dans le pays, à cause de ses cheveux noirs qui traçaient deux pointes sur son front et de sa figure triangulaire et pâle. Le jour où il fut nommé dans une autre ville, il fit dire à maman qu’il voulait prendre congé de moi. Je tombai des nues : pourquoi diable, si j’ose dire ? Je n’avais aucun lien particulier avec Méphisto, et même il me faisait plutôt peur. Mais quand il me dit adieu avec émotion, je compris que c’était lui, la voix du confessionnal, lui, qui m’avait écoutée tout ce temps. Il a peut-être été, au fond, mon premier père spirituel, dans quelle mesure mes conversations avec lui, dont j’ai oublié la teneur, ont-elles marqué mon âme d’enfant ? Je donnerais cher pour avoir retenu son vrai nom et pour le retrouver.

Maman, comme mon grand-père, n’allait pas à la messe, mais elle m’y envoyait. Et plus je grandissais, et plus cette messe devenait une corvée. Au vieux curé et à son Méphisto, avait succédé un clergé moderne, prêt à mettre en pratique, avec zèle, les nouveautés de Vatican II. Les deux abbés me semblaient très gnangnans, au moins étaient-ils gentils. Mais l’aumônier chargé du catéchisme était un véritable Torquemada qui m’accusait de « poser des questions de païenne ». De sorte que lorsque j’appris que, victime d’un grave accident de voiture, il ne reviendrait pas nous enseigner, je manifestai ma joie sans aucune hypocrisie.

A peu près à ce moment-là, le père de ma cousine, personnage attachant et redoutable qui me fascinait, se suicida dans un accès maniaco-dépressif, et ma cousine vint habiter avec nous pour la durée de l’année scolaire. Elle ignorait que son père était mort, mais moi, je le savais, car, bien que ce ne fût pas mon habitude, j’avais ressenti une telle angoisse dans mon entourage, que j’avais écouté aux portes. On m’avait fait jurer de ne rien dire et, bien que ce ne fût pas mon habitude non plus, je me tus scrupuleusement.

Nous allions à la même école communale, au même catéchisme et à la même sacro-sainte messe, à laquelle maman ne nous accompagnait pas. J’avais essayé de la sécher une fois, mais elle l’avait très mal pris. Nous y allions donc, mais pas longtemps. Nous partions escalader le Rocher, grosse moraine posée au centre du village, et rôder dans le cimetière médiéval abandonné, d’où remontaient parfois, à la surface de l’herbe, des fragments d’ossements. Nous visitions aussi le cimetière en service, qui se trouvait derrière le Rocher. Nous allions de tombe en tombe, par le clair soleil et le joyeux mistral. Il y en avait de vieilles et moussues, aux noms plus ou moins effacés, envahies d’herbes folles. Il y en avait de toutes récentes. Sur les diverses pierres tombales, nous regardions les crucifix, les fleurs en céramique ou les fleurs naturelles. On faisait à l’époque des couronnes de perles de rocaille tissées mauves et noires que nous trouvions très jolies. La mort des gens jeunes nous impressionnait particulièrement, et nous avions même un jour perçu l’affreuse odeur de décomposition qu’exhalait un enfant déposé dans un caveau provisoire, à l’entrée du lieu.

Pendant la messe, beaucoup de petits garnements chahutaient sur la galerie supérieure. On éliminait peu à peu les statues sulpiciennes et l’église devenait toute nue, vraiment tout à fait comme ces chapelles funéraires qui ornaient les tombes bourgeoises du cimetière d’Annonay. Pour attirer l’attention du public, les prêtres lisaient l’Evangile « avec le ton » comme au théâtre, et aussi « avé l’assen ». Et ils racontaient tout en français, et plus en latin, ce qui, curieusement, ne nous intéressait pas davantage.

Au cours des prières de la messe, il en était une dont je compris brusquement le sens avec terreur : « Seigneur, donnez-nous la vocation religieuse. » On m’avait expliqué ce qu’était la vocation, et je m’imaginais que c’était quelque chose comme la conscription au XIX° siècle. Dieu choisissait comme cela des victimes, il leur donnait la vocation, et qu’elles en eussent ou non le désir, il leur fallait partir au couvent, parce que la vocation était irrésistible et qu’on ne disait pas non à Dieu. Avec le sadisme qui la caractérisait, ma cousine, au moment où toute la famille était plongée dans une nouvelle tragédie, l’énucléation, pour cause de tumeur, d’un petit garçon de trois ans, me déclara : « Tu vois, tu ne veux pas écouter ta vocation religieuse, mais si tu disais à Dieu que tu veux devenir bonne sœur, eh bien sûrement qu’il ferait un miracle pour notre petit cousin. »

Dans ma simplicité, je ne lui demandai pas pourquoi elle ne se chargeait pas elle-même de cette héroïque mission, et me mis à prier avec ardeur pour que Dieu fît le miracle gratis. En revanche à l’église, je m’abstenais soigneusement, quand l’assemblée réclamait en chœur « la vocation religieuse », de mêler ma voix à la sienne.

Je restais pourtant très forte en histoire sainte, et le clergé local fondait sur moi de grands espoirs. Quand je fis ma retraite de communion solennelle, on me proposa de signer l’engagement écrit de continuer ultérieurement à pratiquer ma religion. Je refusai, au scandale général, disant aux prêtres que je ne savais absolument pas dans quel état d’esprit je serais à l’âge adulte. Je cessai bientôt d’aller à la messe, et maman, m’ayant menée au bon port de la communion et se sentant quitte vis-à-vis de la mémoire de mon père, n’insista plus pour m’y envoyer.

Depuis deux ou trois ans, je m’étais mise à mépriser complètement les bondieuseries modernes, les chansonnettes à la guitare, les bonnes paroles moralisantes et les incitations permanentes à « venir à l’aumônerie avec mes petits camarades » sous prétexte que nous étions tous frères. Moi, la sœur de cette bande de nunuchons ? Vous voulez rire ! Nous n’avions certes pas gardé ensemble les brebis du Seigneur, et cela ne risquait pas d’arriver ! Il faut dire que j’avais délaissé l’histoire sainte pour la mythologie grecque. Le jour de mes neuf ans, maman, voulant encourager mon intérêt pour ce thème éminemment culturel, m’avait offert l’Iliade et l’Odyssée dans la Pléiade, traduction Victor Bérard. Et je m’étais prise d’une telle passion pour ce livre que je le savais absolument par cœur. A la suite de cela, j’explorai la Grèce antique en long en large et en travers et effleurai au passage la Grèce byzantine, à travers les romans de Kazantzakis. Puis je commençai à me désintéresser d’une question dont il me semblait avoir fait le tour. Je calai devant les guerres du Péloponnèse. La philosophie de Platon me passait au dessus du bonnet.

C’est alors qu’une dame cultivée de notre entourage m’engagea à lire « les Russes ».

 

Je commençai par « l’enfance » de Gorki, livre qui m’emplit à la fois de terreur et de fascination, par son mélange de tendresse et de sauvagerie. Puis je lus Tolstoï, d’abord la Guerre et la Paix, que je dévorai comme autrefois l’Iliade, tombant éperdument amoureuse, comme il se doit, du prince André. Enfin j’arrivai  à Dostoïevski, en passant par Gogol et Tchékhov. Je commençai par « Crime et Châtiment » et, au bout de quinze pages, décidai que non, je ne pouvais pas lire cela, c’était trop affreux (je n’avais encore que quinze ans). Mais je poursuivis, ahurie et enthousiasmée par le personnage de Sonia. Et enchaînai sur l’Idiot, puis sur les Frères Karamazov, puis les Démons et l’Adolescent. Pour les Démons, je manquais encore un peu de maturité, mais les trois premiers livres me firent grande impression, en particulier les Frères Karamazov et le starets Zossime. Curieusement, je sentis tout de suite que ce que décrivait Dostoïevski était profondément vrai, et de plus éprouvé, passé au creuset de son expérience et de sa souffrance personnelle, je l’ai souvent vérifié dans la suite de ma vie, et pas seulement chez les Russes. Obnubilée par mes découvertes, je passai à côté de la littérature française du XIX° siècle, que j’abordai beaucoup plus tard, bien qu’elle fût « au programme ». La littérature française me paraissait profondément déprimante mais pas Dostoïevski. Pourquoi ? Parce que les marionnettes humaines de Dostoïevski, tirées à hue et à dia par le diable, s’agitaient, comme dans un théâtre d’ombres, sur un grand fond de lumière, et dans nos grands romans de la même époque, il n’y avait pas de lumière du tout. Je me demandai comment j’avais pu trouver le christianisme mièvre et poussiéreux. Le Christ de Dostoïevski, n’était pas un gentil barbu au sourire béat, et le starets Zossime, à mes yeux, rendait à la charité et à la compassion leurs lettres de noblesse. A la lueur de ses discours, je découvrais une autre approche de la notion de péché, une approche cosmique, transversale, qui n’avait rien à voir avec la morale dont on m’avait bassinée au catéchisme, cette gentillesse niaise et obligatoire. L’amour chrétien, l’amour absolu et rédempteur, c’était bien autre chose, dont je n’avais pas l’accès.

J’étais une enfant tendre et incapable de faire du mal à une mouche, la littérature me renvoyait l’image, qu’elle fût épique ou romanesque, antique ou récente, russe ou française, d’un potentiel d’atrocités insondable, inhérent à l’histoire humaine ; mais celle-ci, cependant, prenait avec l’éloignement dans le temps, une grandeur et une poésie tragique qui manquaient aux époques plus récentes. Le monde où j’avais grandi, mis à part nos drames familiaux en cascade, ne m’avait jamais offert le spectacle d’aucune cruauté, ni mentale, ni physique, et je ne m’y étais jamais senti en réel danger. J’y trouvais une certaine poésie, par inclination naturelle à la transmutation des matériaux à ma disposition, mais dans l’ensemble, plus on avançait dans les années soixante et moi dans l’adolescence, plus il me paraissait désespérément limité, banal, moche et vulgaire. De plus, j’avais entendu pas mal de récits sur les horreurs de la guerre et de la libération, et il me semblait que cette sécurité et cette douceur de vivre, cette gaité artificielle, cette insouciance un peu crétine nous dérobaient l’essentiel de la vie, sa vérité profonde. Grâce aux Russes, je découvrais le monde tel qu’il était : le théâtre de la guerre éternelle entre le bien et le mal, et non pas une parenthèse sociale où les lendemains qui chantent faisaient la ronde avec les droits de l’homme, sous les sourires attendris des abbés à la guitare et les pluies de fleurs des hippies débutants.

Quand j’allai étudier le russe à Paris, j’avais déjà décidé de me convertir dès que je mettrais la main sur un starets Zossime. Mais curieusement, les orthodoxes russes de ma connaissance ne se pressaient pas du tout de m’accueillir à bras ouverts dans leur Eglise. Ils considéraient qu’une Française n’avait rien à y faire. Mon professeur de russe d’alors, madame Marcadé, rêvait de me faire écrire une thèse sur les icônes du père Grégoire et, pour ce faire, m’emmena à l’église de la Sainte Trinité, à Vanves, afin de me familiariser avec elles et de me présenter le père Serge Chevitch. Je travaillais alors déjà un peu avec Léonid Ouspenski, qui, m’ayant vue arriver vêtue de noir avec une croix d’argent, m’avait considérée avec une certaine ironie, muette, comme il convenait à cet homme très taciturne, mais éloquente.

Le père Serge me fit l’effet d’une apparition, ce petit vieillard à la barbe et aux cheveux blancs, aux yeux bleus malicieux, au visage pétri d’un rayonnement subtil que je n’avais jamais vu à personne. « Le père Serge enseigne sans parler », disait de lui son fils spirituel, le père Jean. C’était là le starets Zossime que je cherchais partout. Mais il ne se pressa pas de « m’adopter » spirituellement et m’expédia au Skite du Saint-Esprit, au Mesnil-Saint-Denis. J’y fus accueillie par le père Barsanuphe, auquel mon look monastique, pourtant inconscient, fit le même effet qu’à Léonide Ouspenski. Le père Barsanuphe me fit également grosse impression, car, bien que Français, il avait le physique d’un bogatyr russe, quelque chose d’impérieux et d’ascétique, bref, je ne me trouvais plus dans le même univers qu’au catéchisme de ma petite ville.

L’église du Skite, enfouie dans les arbres, petite et humble, avec sa coupole bleue, recelait des trésors iconographiques qui me laissèrent pantoise, d’autant plus que le père Barsanuphe les déchiffrait pour moi, à la lueur des cierges. Elle s’ouvrait devant moi à la façon d’un livre précieux, dont il me tournait les pages. Je reconnaissais avec émerveillement, dans cette capitale que je trouvais, en dépit de sa fameuse beauté, froide et désespérante, un moyen-âge secret, grave et lumineux, et surtout vivant, transmissible, dans lequel je pouvais m’intégrer et pousser des racines.

Je pris l’habitude d’aller régulièrement au Skite avec une amie, et le père Barsanuphe, nous servant dans sa maisonnette glaciale du thé Lapsang-Souchong, nous enseignait à travers des discussions, où beaucoup de mes questions trouvaient des réponses. Je lus avec émotion les Récits d’un Pèlerin russe et un condensé photocopié des écrits de saint Silouane, et aussi les entretiens de saint Séraphim avec Motovilov. Mais la Philocalie restait hors de ma portée. J’avais dix-huit ans, j’étais romanesque et ne me voyais pas en ascète, le père Barsanuphe non plus, d’ailleurs. Je ne comprenais pas vraiment les différences entre le catholicisme et l’orthodoxie d’un point de vue dogmatique. J’étais sensible, comme les émissaires de saint Vladimir à Constantinople, à la beauté des rites et des chants, des églises enluminées, des chasubles et des cierges, et la théologie ne m’était accessible qu’à travers les icônes. Pourtant, à y bien réfléchir, la liturgie à Vanves, ce n’était pas la même chose qu’à la cathédrale de la Dormition du Kremlin, avec le patriarche. C’était une très pauvre paroisse dont les ornements essentiels (c’est le mot) étaient les icônes du père Grégoire et la présence de père Serge, si discrète et pourtant si lumineuse et impressionnante. Le chœur clairsemé chantait affreusement mal. Les étoiles en étaient un vieux moine néerlandais, autrefois chef d’orchestre, dont la voix chevrotait terriblement, et une vieille Russe qui raffolait des fanfreluches musicales du XVIII° siècle, interprétées avec vaillance et des trilles de rossignol enroué. Mon engouement orthodoxe était donc plus profond qu’il n’en avait l’air et que ne le pensait ma famille. J’avais un besoin vital de ce « bazar rituel » que mes contemporains français considéraient avec mépris. Avec le recul, je me rends compte qu’à leurs yeux, c’était non seulement le rituel qui leur était inaccessible, avec son message mystérieux, mais toute forme de poésie. Ces gens-là vivaient coupés de la source de la vie, coupés de leurs racines, de leurs ancêtres, coupés de leur enfance. Ils s’enivraient de théories, d’idéologies, d’arguties abstraites ou bien se jetaient dans la jouissance des biens matériels, et l’on me disait que refuser cela, c’était refuser la réalité. Mais je trouvais cette réalité bien peu engageante : le court chemin d’un point à un autre, de la naissance à la mort, en passant par les études, la carrière, la retraite et les barbecues du dimanche. Un prêtre orthodoxe américain, excédé de devoir toujours répondre aux questions pièges de représentants d’autres confessions plus éclairées et plus modernes, avait fini par déclarer : « A mes yeux, la différence essentielle, c’est que l’orthodoxie plaît aux enfants ». Et en effet, c’est une différence essentielle. En tous cas pour moi, qui étais restée une enfant, je peux même affirmer aujourd’hui que je le suis restée toute ma vie.

J’avais de plus, un tempérament archaïque. Et l’orthodoxie m’offrait quelque chose de difficile à trouver chez nous, en dehors du domaine de la gastronomie : une tradition intacte, vivante qui plongeait directement dans le fin fond des siècles. D’une certaine manière, on pouvait dire que j’avais été élevée par des gens assez vieille France. Mais ils ne m’avaient pas transmis de véritable tradition, parce que, comme beaucoup de gens de leur génération, issue du XIX° siècle, ils croyaient dur comme fer au Progrès. Mon grand-père avait un immense mépris pour les paysans, il avait l’impression de s’être élevés bien au dessus d’eux. Ma grand-mère était issue d’un milieu d’ouvriers honnêtement enrichis par leur travail acharné. Et je sentais derrière moi comme une sorte de rupture, je cherchai sous mes pas du terreau, afin de m’enraciner pour mieux pousser vers le ciel.

J’aimais cette conception réunifiée qu’avait l’orthodoxie de l’univers, les liens subtils qui faisaient de chaque paroisse un microcosme, j’aimais le sens qu’elle donnait à toute chose et à chaque geste, j’aimais sa gravité et sa lumière. Le fait qu’elle fût hors du temps me réinscrivait dans une continuité, me rendait perceptible le mystère du temps. Le monde orthodoxe était pour moi pareil à une immense cathédrale dont chaque élément occupait une place nécessaire et complémentaire des autres éléments, qu’ils fussent contemporains ou antérieurs.

Chaque fois que je me confessais à père Serge, il ne faisait aucun commentaire. Il me demandait seulement : « Est-ce que vous priez ? » C’était la seule chose à dire. Je ne priais, bien entendu, pas assez, et même loin de là. Quand j’interrogeai le père Barsanuphe sur ce thème, il me répondit : « Ca marche. C’est un fait d’expérience. Je ne peux rien vous prouver. Mais vous pouvez en faire l’expérience. » Il me devenait évident que, pour « aimer son prochain », pour l’aimer totalement, jusqu’à donner sa vie pour lui, il fallait effectuer un long travail sur soi-même et que, sans l’aide de Dieu, on avait peu de chance d’y parvenir. La religion catholique m’avait parlé de « bonnes œuvres », de « bonnes actions », mais elle ne m’avait jamais initiée à la prière.

Cependant, quand j’entrai dans l’orthodoxie, à dix-neuf ans, le jour de la Théophanie, j’éprouvai un sentiment de panique. J’avais l’impression de me couper de mon entourage. Et d’une certaine façon, c’est ce qui arriva. Madame Marcadé, mon professeur de russe, était violemment opposée à ma conversion. Bien des années plus tard, que je passai ensuite à essayer vainement de « m’adapter » à l’occident où j’étais née, je la revis et elle m’agonit de remontrances vigoureuses : « Qu’est-ce que tu attends, espèce de gourde ? Tu voulais être orthodoxe, eh bien tu l’es ! Tu as perdu tes racines françaises, alors fais-moi au moins le plaisir de fréquenter l’Eglise que tu as choisie !»

Et j’amorçai mon retour progressif dans l’Eglise, et un approfondissement spirituel qui dure encore. Ce retour dans l’Eglise s’accompagna d’un retour vers la Russie, où je finis par aller vivre et où, peu à peu, je me rendis compte que ces racines spirituelles orthodoxes que j’avais poussées, d’une façon mystérieuse, avaient rejoint mon histoire française et l’avaient intégrée. La greffe avait pris. Il m’est arrivé de penser que si j’avais connu Bernanos, Gustave Thibon et Marie Noël au moment où j’abordais Dostoïevski, mon orientation en eût peut-être été changée. Mais ce ne fut pas le cas, et j’eus l’initiation littéraire et spirituelle d’une Russe, ce qui me mena naturellement à l’orthodoxie. J’ai rencontré parfois des catholiques qui « s’intéressaient » à l’orthodoxie, mais ne franchissaient pas le pas. Dès que j’eus le désir de prier et de communier parmi les orthodoxes, je le franchis, pour ma part, allègrement. J’ai connu des gens qui étaient venus à cette religion d’une façon philosophique et intellectuelle. Moi, pas du tout, j’y suis venue, comme une barbare, parce que je la trouvais jolie. Et pourtant, elle m’a profondément imprégnée, au pont que je ne pourrais vénérer Dieu ailleurs que « chez nous ».

Publié dans Orthodoxie

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