Bon anniversaire

Lucile n’avait plus ni maman ni papa: ils étaient morts tous deux dans un accident de voiture. Aussi vivait-elle avec ses grands parents, à la campagne.

Son grand-père et sa grand-mère la gâtaient énormément et souvent, en la regardant, soupiraient: « Mon Dieu, comme elle est mignonne, quel dommage que les enfants grandissent... »

Lucile demandait alors: « Mais qu’arrive-t-il aux enfants lorsqu’ils ont fini de grandir?

- Ils travaillent, ils se marient, ils ont des enfants, à leur tour.

- Est-ce qu’ils meurent dans des accidents de voiture?

- Non, pas toujours, la plupart deviennent vieux, comme nous, et ils meurent dans leur lit.

- Et tout le monde meurt?

- Tout le monde.

- Et vous, vous allez bientôt mourir, alors?

- Le plus tard possible! » Et papi et mamie riaient, comme si dans ce qu’ils venaient de dire, il y avait quoi que ce fût de drôle.

Souvent, papi, en rentrant de son travail, avait un air mécontent et parlait longuement avec mamie de choses que Lucile ne comprenait pas du tout. « Qu’est-ce que tu as, papi? Demandait-elle. Tu es triste?

- Non, mon petit, j’ai des soucis.

- Qu’est-ce que c’est, papi, les soucis?

- C’est une chose que les enfants ne connaissent pas.

- Ce sont seulement les grandes personnes qui ont des soucis?

- Seulement les grandes personnes. »

 

 Les soucis ne semblaient rien avoir d’agréable et Lucile n’était pas pressée d’en avoir, pas plus que de vieillir et de mourir. Elle n’avait pas non plus envie de devenir une dame qui ne s’amuse jamais et se peinturlure de tous les côtés, la bouche, les yeux, les cheveux: en dépit de tout le soin qu’elles prenaient à se coiffer, se maquiller, se décorer, les grandes personnes lui semblaient, la plupart du temps, laides et très ennuyeuses. C’étaient sans doute les soucis qui les rendaient comme cela.

D’ailleurs, lorsqu’on disait à Lucile: « Tu es grande » ou « sois une grande fille », c’était toujours pour lui imposer une corvée. Papi et Mamie lui demandaient de bien travailler à l’école, pour avoir un bon métier plus tard et il semblait alors à Lucile que toute sa vie serait faite de calcul mental et de géographie et de hurlements dans des cours de récréation fermées par des grilles.

Aussi pleurait-elle à tous ses anniversaires.

 

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Un jour qu’elle se promenait dans la forêt, Lucile vit passer deux enfants qui semblaient se rendre à un bal costumé, bien que ce ne fût pas du tout l’époque du carnaval. La petite fille avait une robe rose à volants, des pantalons de dentelles et des souliers vernis, comme la grand-mère de grand-mère, quand elle avait cet âge-là, et le petit garçon une culotte de satin, des bas de soie, un pourpoint à brandebourgs et ses cheveux étaient serrés en catogan par un gros noeud de velours noir. « Où allez-vous? » s’écria Lucile.

Les deux enfants pouffèrent et s’enfuirent sans répondre. Lucile se jeta à leur poursuite mais elle ne put les retrouver: ils semblaient s’être volatilisés, si bien
qu’elle se demanda même si elle les avait vraiment vus. Peut-être avait-elle seulement aperçu des fantômes, les fantômes de petits enfants morts autrefois sans avoir jamais grandi, sans avoir jamais eu de soucis, sans avoir jamais vieilli... Qu’ils étaient beaux, tous les deux, avec leurs charmantes coiffures et leurs jolis vêtements démodés!

Lucile en restait abasourdie et, dans les arbres, autour d’elle, plus un oiseau ne chantait, plus une feuille ne bougeait, plus une mouche ne volait. C’était à peine si elle-même osait respirer.

Alors passa l’ombre fraîche d’un nuage et toute la forêt soupira profondément. Une goutte tomba, puis une autre et Lucile perçut un grondement lointain. Il faisait tout à fait sombre et le vent au dessus d’elle s’étirait en baillant.

Lucile sentait qu’il fallait se hâter de rentrer, mais elle avait du mal à retrouver son chemin. Pourtant, il ne lui semblait pas s’être tellement éloignée et, dans les alentours du village et de sa maison, elle connaissait bien les chemins forestiers. Il lui semblait tout à coup que les arbres lui jouaient des tours et que les buissons lui tendaient des pièges. La pluie la surprit en chemin et elle arriva trempée chez ses grands parents.

Le lendemain, elle ne put se rendre à l’école: elle avait pris froid et elle avait de la fièvre, ce dont elle n’était pas mécontente. Grand-mère lui montait des infusions avec du miel, de la purée avec des morceaux de jambon, de la compote, elle lui remontait ses oreillers, elle lui lisait des histoires et le reste du temps, la fillette somnolait ou rêvassait, les yeux fixés sur les nuages. Elle entendait les cris et les rires des enfants qui allaient à l’école ou en sortaient, les avertisseurs des voitures et les cloches de l’église. Et elle pensait aux deux étranges et ravissants petits fantômes qu’elle avait croisés.

 

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Dès qu’elle se sentit mieux, Lucile s’en alla, comme elle le faisait souvent, visiter le cimetière, avec son copain  Louis. Tous deux aimaient le silence des allées, les fleurs en pots sur les dalles et les fleurs en céramique, les livres de marbre où on lisait: regrets éternels, les crucifix, les angelots, les saintes vierges, les mystérieuses chapelles funéraires aux ornements gothiques, pareilles à des églises pour les poupées. Ils lisaient les noms des gens, regardaient leurs photos dans des cadres ovales et la date de leur mort. « Peut-être que je vais voir les enfants de la forêt, » pensait Lucile, se demandant si elle devait en parler à  Louis. Mais il y a des choses dont on ne peut parler à personne, pas même à un ami.

Elle trouva bien des petits enfants, au cimetière, mais aucun de ceux qu’elle cherchait. Il se pouvait que leur portrait ne figurât pas sur leur tombe et que même leur nom fût depuis longtemps effacé.

Pour les revoir, il ne restait plus qu’à retourner dans la forêt.

 

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La forêt, Lucile la voyait par la porte-fenêtre du salon, chez ses grands parents. Elle commençait de l’autre côté de la petite route qui bordait les dernières maisons du village. C’était une très vieille forêt, avec des chênes qui existaient déjà du temps des rois. Elle recouvrait plusieurs collines et semblait n’avoir pas de fin. Le jour, elle était très belle, en toute saison, et par tous les temps. Au dessus d’elle parfois, entre deux nuées bleu foncé, apparaissait un arc-en-ciel. En hiver le givre, figeant ses branches nues, faisait de chaque arbre un fantastique chandelier de cristal. A l’automne, ses feuillages s’éclairaient d’intenses lueurs jaunes, rouges et roses. Avec grand-père, Lucile y avait vu des biches, des renards, des pics-verts et des geais. On pouvait aussi y rencontrer des sangliers, et, à l’ouverture de la chasse, Lucile n’avait plus le droit ni de s’y promener ni même de quitter le village: plein de bonshommes se jetaient sur la forêt pour tuer tous ses animaux, et comme ils tiraient à tort et à travers, ils pouvaient très bien blesser aussi une petite fille.

La nuit, en revanche, Lucile avait peur de cette énorme étendue d’arbres qui perdait ses contours et devenait une sorte d’être noir, velu et rampant, aux aguets sous les étoiles. Des milliers de griffes s’agitaient en grinçant dans sa fourrure, des milliers de gueules s’ouvraient en sifflant pour mordre le vent au passage. Lucile, dès que le ciel devenait rouge et s’assombrissait, ne pouvait plus rester dans le jardin et évitait même de regarder par la fenêtre.

Elle y retourna de jour et, par les chemins qu’elle connaissait, des chemins mouchetés de lumière et semés de boutons d’or, elle tenta de retrouver l’endroit où elle avait aperçu les deux enfants. Bien qu’elle se fût perdue au retour, il fallait forcément qu’elle les eût rencontrés dans un endroit dont elle avait l’habitude: dans la forêt, elle se montrait toujours extrêmement prudente.

Elle arriva ainsi près d’un bosquet de sapins dont les fûts s’enchevêtraient dans une ombre épaisse. Elle le contourna et le trouva plus vaste qu’elle ne le pensait. « Comment se fait-il que je n’ai jamais prêté attention à ces arbres? «  se demandait-elle en regardant osciller très haut dans le ciel bleu leurs capuchons hirsutes. Leur chanson sévère lui berçait le coeur, comme les cantiques des moines au couvent du village.

Elle fit quelques pas à l’écart du chemin, sur la mousse épaisse qui garnissait le sous-bois: il y faisait très sombre et frais, les branches grinçaient, un pic-vert frappait frénétiquement: toc, toc, toc... Des rochers de granit plissaient entre les troncs des tentacules bleus tachés de lichens et, là où l’ombre était la plus dense, se devinait un portail, avec une grille de fer forgé envahie par les ronces. Lucile en resta bouche bée: jamais elle n’avait soupçonné l’existence d’une maison dans cette partie de la forêt, jamais elle n’en avait même entendu parler. Elle ne pouvait résister à l’envie de s’approcher pour regarder ce que pouvait bien cacher ce mur et cette grille. Lorsqu’elle parvint tout près, elle perçut le chuchotement d’un ruisseau invisible. Le pied lui manqua, elle traversa un écran de broussailles et tomba à quatre pattes dans un filet d’eau sautillante, agile et glacée qui la mordait de toutes parts. Au niveau de la grille, le ruisseau était enjambé par un pont bas et large. Lucile escalada l’une des berges et se trouva en face du portail. Mais elle ne put rien distinguer, sinon les toitures d’ardoises d’un petit manoir: les ronces lui cachaient le parc qui semblait très ombreux et mystérieux, pris dans d’immenses et bruissantes frondaisons.

A côté d’un des piliers pendait une chaînette que Lucile tira: une clochette émit un son fêlé et une sorte de vent profond se leva et déferla à travers la grille, comme si le manoir avait poussé un énorme soupir.

Lucile recula en frissonnant: ce vent la glaçait jusqu’aux os et, sifflant entre les branches des sapins, la repoussait de ses grandes claques furieuses. Elle ne lui résistait pas et s’éloignait en courant. Mais elle ne parvenait pas à sortir de ce bois étrange qui ne laissait pas passer le soleil et baignait dans une obscurité verdâtre. Lucile, grelottant dans ses vêtements mouillés, erra bien de la sorte une heure avant de déboucher sur un sentier familier et vit alors que le soir tombait. Elle se hâta, poursuivie par le vent et les ombres noires, indécises qu’il éveillait autour d’elle. Lorsqu’elle arriva chez elle, il faisait tout à fait nuit et elle brûlait de fièvre.

 

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Cette fois, Lucile eut une pneumonie et passa une semaine à l’hôpital. Dans ses moments de délire, elle revoyait passer les deux mystérieux enfants, ou bien elle se retrouvait devant la grille, les ronces s’écartaient, le parc s’ouvrait devant elle, très sombre, et tout au bout de l’allée, la porte du manoir béait comme une bouche dont la respiration la repoussait et l’aspirait tour à tour. Et, chaque fois, elle s’approchait de plus en plus et distinguait deux ombres, à l’intérieur, qui lui faisaient signe. Elle ne voyait pas bien leurs visages mais devinait que c’étaient ses parents et que, si elle passait le seuil, elle allait mourir.

Mais elle ne mourut pas, elle se remit peu à peu et, de longtemps, ne se sentit plus capable ni de visiter le cimetière avec Louis, ni d’aller se promener dans la forêt, ni même de la regarder le soir. Il lui semblait que quelque chose, là bas, voulait la tuer, et pourtant, elle aimait tellement les arbres, les oiseaux et les bêtes sauvages...

Lorsqu’elle fêta ses dix ans, son grand-père lui dit: « Tu vois, ma chérie, c’est fini maintenant, il y aura toujours deux chiffres à ton âge, jusqu’à ce que tu deviennes centenaire, si tu as de la chance... »

Lucile en fut si triste et terrorisée que, dans sa belle robe de fête en Liberty à volants de dentelles, elle s’enfuit dans la forêt en abandonnant tous ses cadeaux, le gâteau et les dix bougies. Etait-il possible que bientôt, elle devînt vraiment grande et stupide et laide, comme toutes ces adolescentes qu’elle voyait à la sortie du lycée, avec leurs coiffures ridicules, leur maquillage bariolé et leurs ricanements de chèvres? Qu’elle se mît à fréquenter le café du Commerce et à fumer des cigarettes? Puis à travailler et à faire ses courses, comme les mères de ses camarades d’école, le cheveu permanenté, les traits tirés, l’air morne, pareille à une espèce de poupée en plastique complètement défraîchie?

Perdue dans ses tristes pensées, elle suivait son sentier habituel, celui qui longeait la lisière des bois et ramenait le promeneur vers le village au bout de quelques centaines de mètres. Mais il semblait aujourd’hui n’avoir pas de fin, et la lumière déclinait quand la fillette s’avisa qu’elle se retrouvait, elle ne savait comment, devant la même assemblée de grands sapins sombres où elle avait aperçu le mystérieux manoir.

Son coeur se glaça et elle se hâta en sens inverse. Mais la lune apparaissait déjà dans le ciel mauve qu’inexplicablement, elle n’avait toujours pas identifié son sentier familier et ses pas la ramenaient au même endroit, près du manoir.

Le coeur battant, elle grimpa dans un chêne pour essayer de se situer: la forêt s’étendait à perte de vue, comme si son village n’avait jamais existé ou se trouvait à des kilomètres et des kilomètres. L’étoile du berger, palpitante et vive, accompagnait à présent le croissant, dans les voiles assombris du soir, et une chouette s’éleva, grise et silencieuse.

Effarée, Lucile commençait à comprendre qu’elle n’avait d’autre choix que de passer la nuit sur son arbre ou d’aller se réfugier au manoir et ne savait, de ces deux possibilités, laquelle l’effrayait le plus.

Alors des rires d’enfants lui firent baisser les yeux: ils étaient là, au pied du chêne, le petit garçon et la petite fille, ils lui faisaient signe. « Je me suis perdue, leur dit-elle, au bord des larmes.

- Mais non, tu es chez nous, lui répondirent-ils, viens! »

Lucile se laissa tomber de la plus basse branche dans l’herbe épaisse. Il ne faisait pas noir, encore, mais les choses avaient perdu leurs couleurs, elles étaient toutes d’un bleu cendré, seules les limites du ciel reflétaient encore les feux du soleil disparu. Plus que jamais, les deux inconnus avaient l’air de fantômes. Mais leurs mains étaient douces et tièdes, une brise légère secouait leurs dentelles et, à travers le grave frémissement des frondaisons, s’élevaient les trilles enchantés d’un rossignol.

A la suite des enfants, Lucile s’enfonça dans le bois de sapins. Il y faisait tout à fait nuit, mais le manoir était vivement éclairé: toutes ses fenêtres brillaient d’un éclat doré où scintillaient d’innombrables flammèches, des lueurs dansaient sur sa façade et sur le chemin qui menait à la grille grande ouverte et débarrassée de ses ronces. Lucile entendait de la musique, des cris et des rires et voyait passer, entre les piliers noirs du portail, des tourbillons colorés d’étoffes virevoltantes et de joyeux visages enfantins. Cela ressemblait à un bal masqué.

Abasourdie, Lucile fut happée par la farandole dès qu’elle eût pénétré dans le parc où brûlaient tant de torches et de feux de Bengale qu’on eût pu se croire en plein jour. C’était un endroit magnifique. A l’approche du manoir, les grands arbres se clairsemaient et une large pelouse apparaissait, avec une roseraie, des labyrinthes de buis et des statues de faunes qui bondissaient vraiment sur leurs socles et soufflaient dans les tuyaux de leurs flûtes. Au centre d’un vaste bassin, où se reflétaient des centaines de lumières, nageaient des statues de naïades et de tritons qui éclaboussaient les enfants lorsqu’ils passaient à leur portée et des gerbes de reinettes jaillissaient et bondissaient autour d’eux en coassant. Devant le manoir, sur le perron, Lucile vit une longue table juponnée de rose et surchargée de friandises: des chocolats, des dragées, des fruits confits, des nougats et toutes sortes de jus de fruits dans des carafes de cristal et, au milieu, un énorme gâteau surmonté de dix bougies multicolores. La sarabande des enfants s’arrêta d’un seul coup et tous se mirent à chanter en choeur:

Bon anniversaire,

Nos voeux les plus sincères,

Que l’année entière,

Vous soit douce et prospère.

Puis il s’écrièrent d’une seule voix: « Bon anniversaire Lucile, et bienvenue au manoir des enfants qui ne grandissent jamais! »

Eberluée, la petite fille s’approcha du gâteau. La porte du manoir s’ouvrit et, précédée de petits pages en livrée, aux cheveux poudrés et retenus par un catogan, parut une jeune femme brune d’une grande beauté. Sa robe de velours noir semé de diamants ressemblait à la nuit qui s’étendait entre les arbres, au dessus de la fête et de ses lumières. Dans son visage pâle, couronné d’un diadème étincelant, ses yeux sombres jetaient des feux étranges. « C’est sans doute une fée, » songeait Lucile, intimidée.

Souriante, la jeune femme alluma les bougies, sur le gâteau. Alentour, le silence était tel, que Lucile percevait les frissons des feuillages et les trilles lointains du rossignol. Elle s’approcha et souffla, d’un seul coup, les dix flammèches. Aussitôt, les enfants éclatèrent en applaudissements et en ovations: « Bravo, Lucile, bravo! Elle a dix ans, dix ans pour toujours! »

La jeune femme leur fit signe de se taire et prit Lucile dans ses bras, pour l’embrasser. Elle sentait les baies sauvages et la terre humide, sa peau était étonnement fraîche. L’espace d’un instant, Lucile pensa à sa grand-mère, à ses câlins tièdes et confortables. Mais à la première bouchée de la part de gâteau qu’on lui tendait, elle l’oublia, elle l’oublia complètement. Au dessus du parc éclatait un somptueux feu d’artifice, d’immenses gerbes multicolores qui lançaient des éclairs entre les arbres, dans le ciel noir. Lucile avait toujours adoré les feux d’artifice, et elle battait des mains en riant aux éclats. Sur une estrade se déchaînaient de petits musiciens et la sarabande entraînait à nouveau la petite fille dans son tourbillon de rires, de confetti, de serpentins et de jolies étoffes chatoyantes et fleuries, de dentelles et de rubans, de souliers à boucles et d’escarpins vernis.

 

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Louis, contrairement à son amie, avait hâte de grandir: d’abord, son père était sévère et il n’aimait pas obéir; ensuite, il était très amoureux de Lucile et savait que, tant que tous deux ne seraient pas devenus assez grands, il ne pourrait pas l’épouser. Que Lucile, quand à elle, refusât d’atteindre cet âge enviable et courût à travers les tombes après Dieu sait quels fantômes lui paraissait un peu vexant, mais il le lui pardonnait, parce qu’il l’aimait.

Lorsque Lucile disparut, le jour de ses dix ans, il suivit la battue que menèrent sans succès les gendarmes, avec des chiens, des hélicoptères et des journalistes, à travers toute la forêt. Puis il alla s’efforcer de consoler les grands parents. Louis ne croyait pas que Lucile eût été enlevée par des bandits ou tuée par un rôdeur, cela ne lui semblait pas possible, il ne croyait pas qu’elle fût morte ni qu’elle fût partie, sans penser à aucun de ceux qui l’aimaient. Elle s’en était allée pleurer dans la forêt parce qu’elle avait dix ans et qu’elle ne voulait pas grandir et que s’était-il passé, ensuite?

Louis se le demanda longtemps et lui, ne cessa pas de grandir. Il avait déjà dix-huit ans lorsqu’il s’aperçut que, malgré ses succès auprès des filles, il ne pouvait pas oublier Lucile et il décida de la retrouver par tous les moyens.

Il s’en alla d’abord réfléchir au cimetière: pourquoi Lucile avait-elle examiné toutes les tombes d’enfants et toutes les vieilles tombes? Elle était si bizarre, tellement bizarre qu’elle avait fini par disparaître dans la nature et, rétrospectivement, Louis sentait qu’elle lui avait caché quelque chose, avant sa disparition, quelque chose qui la rendait particulièrement bizarre. Et pourquoi, à ce moment-là, était-elle tombée malade deux fois de suite?  Qu’avait-elle bien pu fabriquer?

Hanté par le souvenir de son amie, il s’en alla dans la forêt par les chemins qu’elle aimait à suivre seule, des chemins sans danger, car elle était peureuse, mais suffisamment isolés pour pouvoir rêvasser et se croire très loin, en Amazonie, ou en Sibérie, ou au Moyen Age. Il les avait parcourus souvent, depuis sa disparition, en examinant toutes les branches, tous les trous et toutes les traces. Mais cette fois-ci, il s’y rendit seulement pour penser à elle, le coeur gros, pour regarder ce qui pouvait lui plaire, comme s’il avait soudain pris ses yeux: les moires bleues du ciel, entre les feuillages bouillonnants, les voltes des hirondelles, les boutons d’or dans les hautes herbes et les troncs vigoureux qui jaillissaient, vibrants et torses, et projetaient autour d’eux des ombres tournoyantes et lacérées.

Alors il entendit un léger bruit de pas et la vit. Elle n’avait pas du tout grandi, elle portait la robe de son anniversaire et le regardait sans le reconnaître. Le coeur de Louis se glaça: elle était morte, sans doute, ce jour-là, le jour de ses dix ans, et c’était son fantôme qui lui apparaissait: « Lucile, murmura-t-il, que t’est-il arrivé? Il y a si longtemps que je te cherche! « 

Le visage de la petite fille lui sembla perplexe et effrayé. Elle se détourna et s’enfuit. Louis se jeta à sa poursuite. Mais il ne put la rattraper ni même comprendre où elle était passée. Qui plus est, il ne reconnaissait plus du tout les bois qui l’environnaient et s’égara dans des taillis et des ronciers inextricables où il erra plusieurs heures. Il en sortit les vêtements déchirés, les bras et le visage en sang, avec une cheville foulée.

 

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De son côté Lucile, après cette rencontre, ne se sentait plus aussi joyeuse ni insouciante qu’auparavant, ce beau jeune homme au visage bouleversé qui l’avait regardée avec tant d’amour lui semblait familier et lui laissait au coeur comme une lancinante petite écharde: il avait tout du prince Charmant mais elle, elle n’avait rien d’une princesse, elle n’était qu’une petite fille, en robe à fleurs, avec des manches ballons et des socquettes blanches. Il aurait fallu, pour le rencontrer décemment, être au moins aussi grande et mince que la dame du Manoir, et porter comme elle une toilette de rêve, couleur de nuit étoilée.

Elle ne trouvait plus au manoir son animation habituelle. Les enfants ne dansaient plus, ne jouaient presque pas, certains avaient l’air de s’ennuyer et d’autres se disputaient. Lucile alla se réfugier sur un banc de pierre, dans le labyrinthe de buis. De toutes façons, elle avait toujours aimé rester seule et rêver plutôt que de hurler, sauter et courir et, si elle-même n’avait pas le désir de grandir, elle n’aimait pas non plus la compagnie des autres enfants, à part Louis, et d’être toujours avec d’éternels garnements la satisfaisait de moins en moins.

Louis! Lucile se répétait ce nom, surgi de sa mémoire détruite. Louis! N’était-ce pas le nom du jeune homme qu’elle avait rencontré? Elle avait dû le connaître autrefois, quand elle était dans l’Autre Monde...  Se tenant la tête à deux mains, elle cherchait à se souvenir, Louis, Louis, et s’aperçut qu’elle sanglotait en répétant: « Louis! »

Alors elle eut un haut-le-coeur, sa tête se mit à tourner et elle perdit connaissance.

Lorsqu’elle revint à elle, elle était étendue sur une chaise longue, près du perron et la dame du Manoir, qu’ici on appelait Mademoiselle, la regardait avec un air navré. Sa robe ne scintillait plus, elle était tout à fait noire et mate, ses cheveux sombres ne s’ornaient plus d’un diadème, mais d’une grande capeline noire, voilée de noir. Sur le perron, comme la première fois, une table était dressée, avec un gros gâteau et des bougies, mais la table était juponnée de noir et tous les enfants rassemblés se taisaient, avec des visages tristes et hostiles. « Lucile, Lucile, dit Mademoiselle, que s’est-il donc passé? Regarde! Tu as grandi, tu as au moins treize ans, maintenant, et nous allons être obligés de... de célébrer ton anniversaire! »

Lucile, interdite, s’examina avec surprise: effectivement, elle était très serrée dans sa robe qui était à présent ridiculement courte, et ses chaussures ne lui allaient plus du tout. Elle avait honte: tous les autres restaient si bien habillés...

« C’est une chose incroyable, reprit Mademoiselle, nous ne célébrons jamais ici de deuxième anniversaire, les enfants y ont le même âge pour toujours et voilà que toi, Lucile, tu as grandi! »

Lucile, tête basse, examinait ses pieds qui sortaient de ses socquettes: « Mais vous aussi, Mademoiselle, vous avez grandi, observa-t-elle enfin.

- Quelle insolence! Et tu réponds, en plus! Moi, ce n’est pas pareil, j’ai toujours été grande! »

Lucile, par prudence, ne rétorqua rien. Mademoiselle, tout à coup, lui faisait vaguement peur, avec son teint pâle et ses yeux d’encre.

« Enfin, évidemment, tu es presque entrée dans l’âge ingrat, remarqua sèchement la dame du manoir. Eh bien qu’y faire, il nous faut souffler les treize bougies; à présent, te voilà l’aînée de tous ceux qui sont ici, à part moi, naturellement. » Elle fit signe à la petite fille de s’approcher du gâteau et se tourna vers les autres enfants pour entonner:

Bon anniversaire,

Nos voeux les plus sincères...

Mais les voix n’avaient aucun entrain, aucune musique ne les accompagnait, aucun feu de Bengale n’égayait les allées du parc, aucune gerbe d’étincelles n’explosait en pétaradant gaiement dans le ciel. C’était un anniversaire funèbre. Lucile souffla les bougies et Mademoiselle les enleva en les comptant à voix haute, d’un ton amer: « Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize. Bravo. Plus que deux et tu seras tout à fait grande. »

Et elle lui tendit un paquet enrubanné de noir, dans lequel elle trouva une robe à sa taille, mais noire, comme tout le reste, et des ballerines assorties. Puis elle l’invita à manger une part du gâteau, au chocolat noir. Et tous les enfants vinrent se servir en silence.

Lucile n’avait pas envie de toucher à ce gâteau. Elle n’avait pas faim et se méfiait. Discrètement, elle le jeta dans un massif de roses et partit se changer dans une chambre du premier étage.

La robe lui allait bien, elle mettait en valeur sa taille fine. Lucile releva ses cheveux pour dégager son décolleté et regretta de ne pouvoir l’égayer de quelque bijou original et brillant, une grosse broche ou de longs pendants d’oreilles de cristal. Tandis qu’elle s’examinait dans la grande glace encadrée de volutes dorées et d’amours voletants, Mademoiselle entra seule et la rejoignit: « Lucile, lui demanda-t-elle, tu as rencontré quelqu’un, dans la forêt?

- Non, répondit la petite fille, il n’y a jamais personne, là-bas.

- Il ne faut plus y aller, tu as tout ce qu’il te faut, ici, un grand parc, et des compagnons de jeux et des fêtes incessantes.

- Mais j’aime à me promener seule parmi les arbres.

- Promène-toi parmi les arbres du parc.

- Ce n’est pas pareil.

- Eh bien tant pis. Ne franchis plus le portail. On n’a jamais fêté dans ce manoir de troisième anniversaire. »

Lucile frissonna: les gestes de Mademoiselle dégageaient des courants d’air glacé et une odeur de cave. Dans la glace, elle avait fort mauvaise mine, les yeux enfoncés et le teint blême. Elle ne lui paraissait plus du tout si jeune ni si jolie, tandis qu’elle, Lucile, était positivement radieuse, ses joues avaient l’éclat des roses, ses yeux brillaient comme deux étoiles, tantôt bleues et tantôt dorées. « Louis... » chantait son coeur. Elle ramassa les plis de sa robe noire et quitta la chambre sans rien dire.

Dans le parc, elle évita un groupe d’enfants qui jouaient à la marelle et s’éloigna pensivement le long du bassin où se reflétait la lune. Elle avait tellement envie de revoir le jeune homme de la forêt, de le revoir tout de suite qu’elle en étouffait et que les larmes l’aveuglaient. Elle était heureuse d’avoir grandi. Elle avait presque l’air d’une jeune fille et, lorsqu’il la reverrait, peut-être tomberait-il amoureux d’elle et l’emmènerait-il loin de tous ces stupides gamins et de cette étrange folle.

Les grenouilles et les grillons se turent et les feuilles frémirent. Plusieurs d’entre elles chutèrent sur l’eau du bassin qui se rida et s’assombrit. Un vent froid s’était soudainement levé. Lucile frissonna. Se retournant, elle vit que nulle lumière ne brillait plus aux fenêtres du manoir. Sa porte arrondie étalait sur les marches du perron et sur la terrasse à balustres une longue jupe d’ombre. Lucile s’enfonça entre les arbres. De grises et silencieuses files d’enfants se dispersaient à travers les massifs. Où étaient les fêtes d’antan, les carnavals et les feux d’artifice? Etait-ce elle, Lucile, qui y avait mis fin? Une grande bourrasque la bouscula au détour de l’allée. Elle trébucha et vit, entre les herbes qui s’écartaient, une petite tombe de pierre au nom illisible.

 

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Dès que Louis fut en état de marcher, il repartit dans la forêt. Naturellement, il s’était bien gardé de parler à qui que ce fût de ce qu’il avait vu. Mais le souvenir de Lucile ne l’avait pas quitté une seule minute. Fantôme ou pas, il l’avait vue, et il entendait bien la revoir, la retenir, savoir ce qui s’était passé et si quelqu’un lui avait fait du mal, il le tuerait. D’ailleurs, il avait pris le fusil de chasse de son père et marchait avec détermination, précédé, le long du sentier herbu, par de folâtres feuilles d’automne couleur de sang, d’or et de feu.

Brusquement un lièvre détala devant lui, mais il ne songea pas à épauler son fusil, il avait bien d’autres soucis et Lucile détestait les chasseurs. Le lièvre en fut si étonné qu’il s’arrêta pour le regarder: « Que cherches-tu dans la forêt? » demanda-t-il à Louis.

Le jeune homme n’avait jamais vu de lièvre vivant d’aussi près. Il s’accroupit pour lui serrer la patte: « Le fantôme d’une petite fille, répondit-il.

- Les fantômes des enfants sont tous au manoir de la Mort, proféra le lièvre.

- Le manoir de la Mort? Répéta Louis. Qu’est-ce donc que cela?

- C’est un manoir que voient surgir seulement les enfants qui n’ont pas vraiment envie de vivre. Dans la forêt, c’est comme cela, on peut voir tout ce que l’on veut selon ce que l’on y cherche: du gibier, des promeneurs et des chasseurs, des artistes, des pistes de moto-cross, des champignons, des myrtilles, des emplacements de pique-nique, des dragons, des elfes et des fées, des chevaliers, des ermites et des anges, des lièvres qui parlent ou le manoir de la Mort.

- Mais qu’est-ce que cela veut dire? Que tous les enfants y trouvent la mort?

- Eh bien sûr qu’ils la trouvent, puisque je te dis qu’ils la cherchent! Elle les aime bien, parce qu’ils ne la voient pas du tout comme elle est. »

Epouvanté, Louis s’agenouilla devant le lièvre: « S’il te plaît, petit lièvre, aide-moi à trouver ce manoir...

- Mais puisque je te dis qu’il suffit de chercher! C’est le manoir de la Mort qu’il te faut? Eh bien le voici! »

Le lièvre sauta dans un fourré et Louis jeta autour de lui un regard circonspect. Au soleil couchant murmuraient de hauts sapins noirs. Leurs troncs grinçaient et oscillaient comme des mâts sous les voiles déchirées de leurs sombres ramures. Louis s’engagea dans ce bois qu’il ne connaissait pas et aperçut bientôt un manoir qu’il n’avait jamais vu, dont aucun chasseur, aucun promeneur ne lui avait jamais parlé et que, lors des battues pour retrouver Lucile, n’avaient su repérer ni les gendarmes ni les journalistes.

Il s’approcha de la grille encombrée de ronces et distingua, sous les frondaisons du parc, près d’un bassin où se reflétait le ciel rose, une toute jeune fille en robe noire décolletée qui lui prenait bien la taille et s’évasait à partir des hanches. Elle ressemblait à Lucile, mais la Lucile qu’il avait rencontrée était plus jeune, elle était tout à fait pareille à ce qu’elle était le jour de sa disparition. Se pouvait-il qu’elle eût soudainement grandi? Depuis que Louis entendait parler les lièvres et voyait des manoirs qui n’existaient pas, il était prêt à ne plus s’étonner de rien.

Il saisit à deux mains les barreaux de la grille et la secoua en criant: « Lucile, Lucile! C’est moi, Louis! Viens vite, sauvons-nous d’ici! »

L’adolescente se figea un instant et prit son élan pour le rejoindre: « Louis, Louis! » répétait-elle d’une voix aiguë et pleine d’angoisse. Louis secouait la grille de toutes ses forces. Mais elle résistait, grinçante et résonnante, et les ronces, pareils à des serpents, se dressaient pour le gifler, l’enserrer et le griffer de leurs mille épines. « Lucile, Lucile! » hurlait-il avec désespoir. « Dépêche-toi! » Mais alors que son amie atteignait presque le portail, il la vit tomber évanouie. Le manoir aux fenêtres obscures exhalait un souffle violent et glacé qui, tourbillonnant à travers le parc, chassait devant lui une sarabande cliquetante d’innombrables  petits squelettes dont les vêtements en lambeaux, velours fanés, dentelles d’autrefois et rubans déteints, se prenaient aux branches des buissons. Puis le vent se retira, aspirant vers la maison tout ce qu’il avait un instant dispersé à travers le parc. Pétrifié, Louis regardait l’endroit où il avait vu Lucile défaillir. Son amie n’y était plus, la danse macabre l’avait emportée. Malgré les ronces, il s’acharna en hurlant sur la grille. Alors s’éleva une telle bourrasque qu’il dût lâcher prise et qu’arraché aux ronces, il fut projeté en arrière, à travers le bois, jusqu’au chemin où il perdit connaissance.

Lorsqu’il revint à lui, le bois et le manoir avaient disparu et, dans la lutte, sans s’en apercevoir, il s’était fracassé le bras d’un coup de fusil. Il se leva comme il put et rentra chez lui, en sang et en larmes, appeler l’hôpital. Mais pour expliquer ce qui s’était passé, il raconta, à ses parents comme aux médecins, un mensonge, en se disant que décidément, il commençait à comprendre pourquoi Lucile lui avait caché des choses: l’aurait-il crue?

 

u

 

Lucile, revenant à elle, se vit dans le grand salon du manoir, celui dont les murs, entre chaque fenêtre drapée de velours sombre, étaient incrustés de vastes miroirs ternis aux cadres dorés surplombés d’amours et de guirlandes. Elle reposait sur un canapé. Mademoiselle guettait son réveil. Elle lui semblait immense, une sorte de maigre statue enveloppée de voiles qui laissaient apparaître l’ombre d’un visage, l’esquisse d’une main, les feux vite dérobés d’un bijou, pareil à une étoile entre deux nappes de brouillard.

Lucile se leva. Elle avait changé de robe. Celle-ci lui descendait jusqu’aux pieds et lui faisait même une traîne. Elle était en faille noire, avec des manches gigot et un décolleté carré. Surprenant son reflet dans la glace la plus proche, Lucile vit qu’elle avait encore grandi, qu’elle était même tout à fait grande, une grande et belle jeune fille de seize ou dix-sept ans. Si seulement  Louis pouvait la voir... Elle étouffa un sanglot: Louis! Il était venu la chercher, ils avaient presque failli se rejoindre, pourquoi lui avait-il fallu s’évanouir au dernier moment? Ah oui, parce qu’elle grandissait, sans doute, elle avait grandi à chaque fois qu’elle avait rencontré le jeune homme. On ne grandit pas impunément de plusieurs années en quelques secondes...

« Eh bien, Lucile, dit enfin Mademoiselle, voilà, c’est arrivé, tu es une grande personne. Qu’allons-nous faire, maintenant? Tu te rends compte que nous allons devoir fêter ici une troisième fois ton anniversaire? Pourquoi ne m’as-tu pas écoutée?

- Mais je vous ai écoutée, je ne suis pas allée dans la forêt.

- Lucile, Lucile, tu n’as pas mangé du gâteau que je t’ai donné la dernière fois.

- Non, je n’aime pas le chocolat noir. »

Lucile regarda autour d’elle. Les enfants rassemblés dans le salon lui paraissaient tous si petits... Etait-elle vraiment comme eux, tout récemment encore? Elle en avait pitié, ils étaient si pâles, tristes et silencieux qu’elle se demandait si cela valait le coup d’obéir à Mademoiselle et de garder toujours le même âge dans son drôle de manoir. Lucile était la seule qui eût bonne mine, malgré sa robe sombre, un teint resplendissant, des cheveux brillants, des yeux lumineux. Tous les autres ressemblaient à des poupées qu’on aurait oubliées au grenier pendant des siècles, sous un épais manteau de poussière.

« Si tu avais mangé de ce gâteau, tu n’aurais pas couru vers cet affreux garçon et tu n’aurais pas pris plusieurs années de plus.

- Et pourquoi vous fallait-il effacer Louis de ma mémoire? C’était mon meilleur ami et c’est le plus beau jeune homme que j’ai jamais vu!

- Pour éviter de grandir, il convient d’oublier les beaux jeunes hommes.

- Mais moi, cela ne m’intéresse plus, de ne pas grandir. Louis a grandi, lui, et nous nous étions promis de nous marier! Comment pourrais-je me marier avec lui, si je restais une petite fille?

- Lucile, voyons, quel intérêt de se marier, as-tu pensé que ce beau jeune homme se mettrait à lire le journal en pantoufles, à regarder la télévision, à tondre sa pelouse en survêtement de sport, qu’il allait prendre du ventre et perdre ses cheveux? Et que toi, tu allais grossir, sentir la soupe de poireaux et te faire du mauvais sang pour de sales gosses qui te traiteront de vieille bique incapable de les comprendre? Et puis après, vous irez en maison de retraite et la mort viendra cueillir deux vieillards desséchés et gâteux sans plus aucun intérêt ni pour elle ni pour personne. Alors qu’ici, tu peux t’installer dans l’éternité sans avoir jamais connu cette déchéance.

-  Louis ne sera jamais comme vous dites, ni moi non plus, et quand vous viendrez nous prendre, nous ne serons pas du tout gâteux. Voyez, je suis devenue grande, est-ce que je suis laide, est-ce que je sens la soupe? C’est vous qui sentez la terre et je ne sais pas si je finirai à la maison de retraite, mais je ne veux pas rester à jamais dans ce musée des petits enfants morts! »

Un soupir d’effroi parcourut la salle et certains, ça et là, tombèrent en poussière. Mademoiselle parut grandir encore et ses voiles noirs s’enflèrent autour d’elle en tourbillonnant, comme des nuées d’orage. Lucile recula de quelques pas. Au milieu de la salle se dressaient dix-sept gros cierges allumés sur de hauts chandeliers noirs. « Souffle tes dernières bougies, Lucile! ordonna la Mort.

- Jamais! » répondit Lucile, et elle fit son signe de croix. La Mort poussa un sifflement affreux. Ses voiles obscurcissaient toute la salle, et sa faux brillait au plafond voûté, couvert d’amours voletants et de déesses aux fesses roses. Lucile tenta de fuir mais s’aperçut que les dix-sept chandeliers allumés traçaient autour d’elle un cercle impénétrable. « Louis... » murmura-t-elle et elle tomba sans connaissance.

 

u

 

Sitôt son plâtre posé et sa blessure bandée, Louis bondit de son lit d’hôpital et commença fiévreusement à se rhabiller. « Qu’est-ce que tu fais? S’écria sa mère, mais tu es fou! » Et, ouvrant la porte de la chambre, elle appela : »Jean-Claude! Jean-Claude! Ton fils est devenu fou! »

Se débattant pour enfiler son chandail maculé, Louis jeta un coup d’oeil en biais sur son père qui accourait, rouge et courroucé: « Tiens, papa, tu arrives bien, lui dit-il, prête-moi ton pull, j’ai besoin de sortir.

- Quoi? S’exclama le père. Veux-tu te recoucher tout de suite! Tu ne trouves pas que tu en as assez fait?

- Mais puisque je te dis que j’ai besoin de sortir! Cria Louis encore plus fort que lui. Si tu ne veux pas me prêter ton pull, eh bien je me débrouillerai sans toi! »

Il sortit en bousculant une infirmière et s’engouffra dans l’ascenseur. Puis, arrivé dans la rue, compta les billets qui restaient dans son porte-monnaie et héla un taxi pour rentrer au village. Son bras lui faisait très mal mais il sentait de tout son être que Lucile était en grand danger et que, s’il perdait Lucile, il ne pourrait jamais se marier. Avec quelle fille pourrait-il se promener dans les cimetières, regarder en silence courir les nuages ou surgir les étoiles et tomber dans des mondes étranges où les lièvres parlaient?

Juste comme il se faisait cette réflexion, il aperçut le lièvre qui, se frottant les oreilles, lui demanda: « Alors, tu as trouvé ce que tu cherchais?

- Oui, répondit tristement Louis, mais je ne suis guère plus avancé. Je ne suis pas arrivé à entrer dans le manoir ni à secourir mon amie et en plus, je me suis cassé le bras. Je sens que le temps presse, et que pourrais-je faire pour la sauver? »

Il se mit à pleurer et le lièvre, attendri, vint le renifler et lui donner des coups de pattes. « Dans la forêt, lui dit-il, il y a quelqu’un qui n’a pas du tout peur de la Mort. Au contraire, c’est elle qui a peur de lui, tu devrais aller le voir. »

Louis releva la tête et suivit le lièvre qui s’éloignait en bondissant. Il le suivit à travers des massifs de bouleaux d’argent, aux troncs blancs et ciselés, qui semaient dans l’air blond des losanges d’or et, dans une clairière, il vit une très ancienne petite chapelle de granit. Sur le parvis se tenait un beau vieillard vêtu de longs vêtements précieux. Son visage était si clair que toute la prairie et les arbres alentours, les fleurs et les roches erratiques, tout resplendissait d’un éclat inhabituel. Un sourire involontaire monta aux lèvres de Louis: il n’avait jamais rien vu de plus beau que le monde à cet instant-là, tel qu’il était drapé, avec ses houles d’herbes jaunissantes et ses feuillages incandescents, autour de ce vieillard immobile. Tout ce qui existait dans son voisinage semblait dilaté de joie, les corolles, les baies, les champignons et le coeur battant du jeune homme qu’il protégeait à deux mains, comme un oiseau fragile: « Bonjour, monsieur, dit humblement Louis, est-ce donc vous qui n’avez pas peur de la mort?

- Que Dieu te garde, mon enfant, pourquoi en aurais-je peur?

- Tout le monde a peur de la mort.

- Il y a longtemps que je ne suis plus de ce monde et pourtant,  je ne suis pas au pouvoir de la mort, je suis dans la Vie Eternelle.

- Qui êtes-vous, monsieur?

- Comment? Tu ne le sais pas? »

Louis secoua la tête.

Le vieillard leva les mains vers le ciel bleu. Un vent tiède et bienfaisant bouleversait sa chasuble d’or et sa barbe blanche. Il semblait à Louis qu’il allait s’envoler et flotter au-dessus de lui comme un nuage éblouissant: « Je suis le grand saint Nicolas.

  - Saint Nicolas! »

  Louis éclata de rire: « Vraiment? répéta-t-il, saint Nicolas? »

Il tomba à genoux. Son coeur lui semblait pour de bon prêt à s’échapper, il prenait toute la place dans sa poitrine et répandait dans toute sa chair il ne savait quelle sève ignorée. « Comment ne m’as-tu pas reconnu? Lui demanda le saint. Tu ne te souviens pas? »

Et il se mit à chanter:

Ils étaient trois petits enfants

Qui s’en allaient glaner aux champs.

Tant sont allés, tant sont venus,

Que sur le soir se sont perdus,

S’en sont allés chez le boucher,

Boucher, voudrais-tu nous loger?

 

Entrez, entrez, petits enfants,

Il y a de la place assurément.

Ils n’étaient pas sitôt entrés

Que le boucher les a tués,

Les a coupés en p’tits morceaux,

Mis au saloir comme pourceaux.

Louis poursuivit:

Sept ans plus tard saint Nicolas

Vint à passer dedans ce champ.

Il s’en alla chez le boucher:

« Boucher voudrais-tu me loger?

- Entrez, entrez, saint Nicolas,

De la place il n’en manque pas. »

 

Il se souvenait à présent de cette chanson ancienne que lui chantait sa grand-mère. Oui, vraiment, comment avait-il pu l’oublier? Elle était si jolie, si terrible et si merveilleuse... La mélodie naïve coulait de ses lèvres comme fuient des reflets sur le dos d’un ruisseau:

Il n’était pas sitôt entré

Qu’il a demandé à souper.

« Voulez-vous un morceau d’jambon,

Je n’en veux point, il n’est point bon,

Voulez-vous mieux une tranche de veau?

Tu ris de moi, il n’est point beau.

 

De ce salé je veux avoir

Qu y a sept ans qu’est au saloir.

Saint Nicolas alla s’asseoir

Dessus le bord de ce saloir,

Petits enfants qui dormez là,

Je suis le grand saint Nicolas.

 

Comme il entonnait la dernière strophe,  Louis s’aperçut que se joignait à lui tout un choeur de voix si pures que la brise elle-même semblait s’être mise à l’accompagner. Levant les yeux, il vit un grand tumulte d’ailes, de draperies et de jeunes visages, éclatants comme des astres, qui tournoyaient doucement au dessus de la clairière:

 

Et le saint étendit trois doigts,

Les enfants se lèvent tous les trois.

Le premier dit: « J’ai bien dormi ».

Le second dit; « Et moi aussi. »

A ajouté le plus petit:

« Je croyais être en Paradis. »

 

Louis se mit à pleurer et le vieillard vint essuyer ses larmes dans les plis de sa chasuble: « Voyons, Louis, je suis le grand saint Nicolas, celui qui ressuscite les petits enfants, ta Lucile n’est même pas morte et elle n’est plus une enfant.

- Vous êtes sûr?

- Louis, comment peux-tu mettre en doute les paroles de saint Nicolas? Je ne suis pas le père Noël. »

Louis ne doutait pas une seconde de ce que lui disait le saint, il s’en donnait seulement l’air parce que justement, il y avait belle lurette qu’il ne croyait plus au père Noël et que même, jusqu’à cette minute, il ne pensait pas croire en grand chose. Question d’habitude, de réflexe... Il secoua la tête: « Que dois-je faire?

- Lucile n’est pas morte, elle dort en ce manoir, et son ange gardien ne me laisse pas en paix, et puis il y a tous les autres petits enfants qui sont là bas depuis trop longtemps, au lieu de chanter aux cieux les louanges du Seigneur. Tu vois, regarde donc tout ce qui volète sans cesse autour de moi. Il faut y mettre un terme. Emmène-les donc tous au manoir glaner les âmes qui leur reviennent et sauver ta Lucile tant que c’est encore possible. »

Du fond de la terre surgit, au pied des marches de l’église, une belle épée que le saint saisit et dont il toucha le bras cassé du jeune homme. Il guérit aussitôt et son plâtre se brisa. Louis s’empara de l’arme à deux mains et la fit tournoyer et briller au soleil.  Puis il s’agenouilla pour recueillir la bénédiction de son protecteur, et il se mit en route.

 

u

 

Louis ne savait pas trop de quel côté se diriger, pour retrouver le bois de sapins et le manoir. Mais les anges le savaient, eux. Il percevait autour de lui leurs frémissements, leurs bruissements et leurs lueurs, le sien et celui de Lucile allaient en tête, main dans la main, couronnés de feux blancs et radieux qui éclairaient les arbres sur leur passage, et les animaux accourus: des cerfs et des biches, des renards et des blaireaux, des putois, des belettes, des hiboux et des chouettes, des hérissons, des bouquets voletants de mésanges et de pinsons, et aussi des papillons et des abeilles. Le lièvre, bondissant de tous côtés, répétait: « Regardez, regardez, Louis le fidèle s’en va chercher sa bien-aimée! »

Vers le soir, Louis reconnut le funeste bois de sapins qu’écharpait un vent furieux, avec des plaintes rauques et lugubres. La lumière des anges vacillait sous ses noirs assauts qui lançaient en tous sens des ombres grimaçantes. Le jeune homme s’agenouilla pour baiser la poignée d’or de son épée. Puis il s’engagea sous le couvert.

Il y faisait déjà tout à fait nuit et, sans les éclairs blonds que projetait, à travers les troncs enchevêtrés, la foule des anges, le jeune homme n’aurait pas même distingué la pointe de ses tennis. Aucun oiseau ne chantait, Louis ne percevait que la respiration profonde et oppressée du vent qui, depuis le manoir, semblait le guetter et pesait contre lui par à-coups, secouant ses boucles et lui jetant au visage des paquets d’aiguilles. Le sol tremblait sous ses pas et les tentacules de granit qui veinaient le sous-bois se contractaient, se tordaient et se soulevaient alentour. Louis trébucha. Ses pas s’enfonçaient dans la terre ébranlée qui glissait et se dérobait sous lui et, labourée par les roches, déchaînait des vagues meubles et lourdes. Louis progressait à quatre pattes, cherchant à protéger ses yeux de l’écume de poussière et de graviers qui lui rejaillissait au visage et luttant pour ne pas se laisser ensevelir. Autour de lui s’effondraient avec d’affreux craquements des arbres déracinés dont il lui fallait éviter la chute.

Enfin, il prit pied sur le petit pont, devant le portail. Déchaînées, les ronces bouillonnaient à sa rencontre en sifflant et il les tailladait à grands coups d’épée. S’étant frayé un passage, il parvint à la grille qui s’ouvrit devant lui en grinçant et pénétra dans le parc.

La grande allée qui menait au manoir était calme. Avant de la remonter, Louis se rendit au bassin et s’assit sur la bordure de pierre pour se laver le visage et les mains. Il était si poussiéreux que ses yeux cuisaient. Il plongea la tête dans l’eau, s’ébroua et regarda autour de lui les statues couvertes de mousse et toutes ces petites tombes qui s’alignaient dans l’herbe argentée, parmi les buis, les cyprès, les roses et les buissons de lilas. Il se releva et s’approcha pour lire les noms, et chaque fois qu’il en lisait un, à haute voix, il en sortait l’âme d’un enfant habillé de vêtements depuis longtemps démodés qu’un ange venait aussitôt rejoindre à tire d’ailes. Il y en eut bientôt tant, de ces âmes et de ces anges, que, dans le parc, il faisait clair comme en plein jour. Le jeune homme avait ainsi délivré quatre Louis et cinq ou six Lucile mais il ne voyait toujours pas la sienne.

Le coeur serré, Louis se dirigea vers le manoir. Toutes ses fenêtres étaient noires, à l’exception de celles du grand salon, où se jouaient, par instants, d’indécises lueurs.

Il poussa la lourde porte de bois et la lumière qui inondait l’extérieur se glissa jusqu’au départ de l’imposante cage d’escalier en marbre, avec sa grille en fer forgé et ses torchères de bronze. Louis commença à le gravir. Du premier étage lui parvenait de la musique, lointaine, assourdie, à la fois entraînante et nostalgique: une valse...

Il entra dans une longue salle au plafond voûté et aux murs recouverts de grandes glaces. C’étaient les amours, sur leurs cadres dorés, qui jouaient de leurs petits violons, de leurs hautbois, de leurs timbales, de leurs violoncelles, de leurs clarinettes et fredonnaient de leurs voix fluettes et désolées. Louis s’immobilisa, serrant à deux mains l’épée sur son coeur. Au centre d’un cercle de candélabres allumés, reposait Lucile, dans son élégante robe noire de l’autre siècle. La Mort la veillait, drapée de longs voiles. « Te voilà, jeune voleur? Lança-t-elle au jeune homme en s’approchant. Que viens-tu encore me prendre?

- Donnez-moi Lucile! » répondit Louis, en la menaçant de la pointe de son arme.

La Mort éclata d’un rire qui fit trembler les vitres et imposa silence aux amours musiciens. « Quoi? Tu voudrais me tuer? Tu voudrais tuer la Mort? »

Louis la regardait avancer. Elle était pareille à une nuit de brume où le visage de la lune se laisse à peine deviner, elle était mystérieuse et terrible. « Accorde-moi cette danse, lui dit-elle et je te laisserai réveiller Lucile. Oseras-tu valser avec la Mort? »

Louis jeta un regard sur le corps de son amie. Elle respirait. Son visage aux yeux clos était tendu et ses sourcils froncés, comme si son profond sommeil était peuplé de mauvais rêves. Gardant d’une main l’épée plaquée contre sa poitrine, il enlaça la taille impalpable de la Mort et sentit le froid collier de ses bras se refermer sur ses épaules. « Je ne sais pas danser la valse, dit-il.

- Avec moi, tout le monde sait danser, » répondit la Mort. Elle fit un signe et la musique reprit, ensorcelante et triste. Louis se mit à tourner et à dériver, pris dans l’élan glacé de cette robe de nuit, qui s’étendait, immense, à travers la salle. « Louis, murmura la Mort, donne-moi un baiser, donne-moi un baiser et je te coucherai près de Lucile, dans mes grands voiles doux pleins de rêves inépuisables. Jamais vous ne deviendrez vieux et rien ne pourra plus vous séparer, je vous bercerai et vous veillerai, vous dériverez ensemble dans le fil du vent et celui de l’eau, dans le trajet des bulles et celui des étoiles, à travers la brume et la neige, à travers la pluie, à travers les rayons du soleil et les gros nuages bleus, moelleux des automnes soufrés: légers, libres, insaisissables, les yeux toujours ouverts, le souffle sus

pendu et le coeur béant, cages d’os ajourées où se prendra le monde, le monde entier pour vous deux dans les siècles des siècles... »

Louis se pencha. Il était loin, quelque part très haut, il n’entendait presque plus la musique mais seulement l’air qui sifflait à ses oreilles. Des reflets dansaient dans la forêt nocturne et la lune resplendissait sur une large nappe de brouillard qui montait se draper entre ses bras et pousser vers lui un visage très pâle, un visage aux yeux terriblement noirs et brillants, terriblement grands et fixes, un visage qui souriait et que dévoilaient lentement à sa rencontre deux mains squelettiques. Son coeur plongea dans un trou sans fond. D’un mouvement instinctif, il souleva la poignée de son épée. Les lèvres de la Mort et les siennes tombèrent au même moment sur cette croix de métal. Il entendit non pas un cri mais des milliards de cris, mais un invraisemblable tohu-bohu d’imprécations sifflantes, puis le choc de l’épée et de son propre corps qui tombaient l’un après l’autre sur le parquet.

Hébété et tremblant, il se releva sur les genoux. La Mort avait disparu et l’aube pointait derrière les rideaux. Il les tira tous et ils tombèrent en lambeaux entre ses mains. Une clarté grise plombait les glaces et les lustres drapés de toiles d’araignées immémoriales. Lucile gisait toujours sur le plancher, dans la lueur dorée des candélabres. Il les souffla un à un et elle s’éveilla. « Louis... » murmura-t-elle, et elle se jeta dans ses bras, chaude et bien vivante. Louis l’étreignit convulsivement. Il avait le coeur encore glacé des chansons de la Mort et du baiser qu’elle avait failli lui prendre. « Viens, dit-il, allons-nous en d’ici. »

Une lumière oblique effleurait les arbres du parc et ses tombes tranquilles. Ils s’éloignèrent, main dans la main, et franchirent la grille puis le bois, où chantaient gaiement les pinsons et les mésanges, et s’en retournèrent, sans même l’avoir bien longtemps cherchée, vers la chapelle de granit. Elle se dressait dans la lumière limpide et douce d’une fraîche matinée d’automne un peu brumeuse, abandonnée, oubliée de tous mais encore toute gorgée de saintes présences et de séculaires invocations.

Louis ficha son épée dans la terre, devant le parvis, et se prosterna. «Remercions saint Nicolas de nous avoir laissé encore de longues années pour nous préparer à le rejoindre dans la Vie Eternelle. » prononça le jeune homme.

Lucile ne comprit rien du tout. Mais cela n’avait pas d’importance: elle avait de longues années devant elle pour se faire expliquer par Louis le sens de ses paroles.

 Laurence Guillon

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