Le père Gérasime ou la majesté du simple.

Publié le par Laurageai

Article publié en traduction russe par le site "pravoslavie i mir", qui me l'avait commandé.

Le père Gérasime, autrefois Gérard Gascuel, photographe et journaliste Fr_Jean_Klobouk2.jpgrenommé devenu moine orthodoxe, il y a trente ans,  réside au skite Sainte-Foy, dans les Cévennes, massif montagneux austère qui servit de refuge aux huguenots. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, le rédacteur  de  la revue « Art Sacré » ; il expose régulièrement ses photographies à Chambésy, en Suisse, là où se trouve le siège du Patriarcat Œcuménique de Constantinople, dont il dépend, à Berlin, Nîmes, il vient aussi d’exposer en Russie, à Nijni-Novgorod et a bien voulu m’accorder un entretien.

 

Après avoir médité deux heures dans la montagne, je pris la direction du skite Sainte Foy, bâtiment rugueux et trapu, d’allure médiévale.  La porte me fut ouverte par un jeune moine, le père Joseph, dont le visage aux  yeux clairs avait quelque chose de vaguement russe. Quand au père Gérasime, avec son physique méridional,  il me  fit penser à un moine grec ou serbe.

J’avais apporté un dictaphone, le père Gérasime, qui fut journaliste, me déconseilla de m’en servir : à juste titre, il n’avait pas fonctionné pendant tout le début de notre entretien. J’ai donc pris des notes, comme une étudiante.

J’avais préparé des questions : comment il était venu à l’orthodoxie, ce qu’étaient pour lui la beauté, la place d’un artiste dans le monde et l’Eglise, mais le père Gérasime savait très bien sans moi de quoi il fallait parler, et je l’ai écouté de toutes mes oreilles, extérieures et intérieures.

Etre pleinement soi

« Comment je suis venu à l’orthodoxie, cela n’a pas tellement d’importance, j’avais de tout dans ma famille, des catholiques, des protestants, des orthodoxes…  Ce qui est intéressant, c’est comment je suis devenu moine. J’étais journaliste et photographe et je menais la vie d’un enfant de trente-trois ans qui a du succès, des petites amies, une existence bohème et passionnante, des relations  avec  les grands artistes de son temps, je m’occupais d’une chronique consacrée à l’art.  C’est à ce titre que je suis parti au mont Athos, à trente-trois ans, j’insiste sur cet âge, qui est souvent celui où la vie bascule et où l’on prend des engagements décisifs, préparer un reportage sur les icônes.  Or au mont Athos, comme aussi dans certains monastères russes, on entrepose les ossements des moines sur des étagères, et devant cet empilement de crânes, moi qui n’avais jamais pensé à la mort, j’ai su que ma vie allait inéluctablement finir et que je passais à côté de moi-même. Voulant demander quelque chose, à propos d’une icône, à un moine grec qui se trouvait là, je fus bien embarrassé, car il ne parlait pas un mot de français. Mais voilà que lui, devant cette impossibilité à communiquer, s’est mis à chanter les hymnes religieux qui lui venaient à l’esprit, et ce chant m’a profondément bouleversé, car tout y était: tradition immémoriale, beauté, profondeur, et même sensualité.  Ce chant était mieux qu’un discours.

A mon retour, j’ai vendu tout ce que j’avais et pris congé de ma petite amie japonaise, qui a très bien compris, mieux que mes parents.  J’avais le désir d’être soi, mais trente ans plus tard, je n’en suis plus là, j’ai celui d’être témoin de la grâce, témoin du Christ.

Je suis d’abord resté un an au monastère de Stavronikita, au mont Athos. Puis je suis parti à celui de saint Sabba, en Judée et en plein désert, monastère fondé au VI° siècle, aussi ancien que sainte Catherine du Sinaï. J’y trouvai mon père spirituel, le père Séraphim, qui m’apprit l’évidence de Dieu ; c’est-à-dire que le Christ est vivant, ici, aujourd’hui et maintenant, et que s’il nous semble voilé, cela vient de nous, c’est nous qui plaçons un écran entre lui et nous. D’où la nécessité de l’ascèse qui amène une purification du regard, des émotions, du désir, une ascèse portée par la grâce, sans laquelle nous n’arriverions à rien ; c’est exactement la même chose qui se produit quand, par exemple, nous aimons une femme et faisons pour elle des prodiges qui ne nous coûtent pas, puisque nous sommes amoureux.

Il faut vous dire, si vous ne le savez pas (mais vous le savez peut-être, parce qu’en Russie, tout est caché, en hiver, par la neige) que dans le désert, il n’y a rien. Rien, pas un arbre, pas une fleur, rien qui puisse distraire le regard et l’esprit. La prière y est vitale, car prier est le seul moyen de ne pas y devenir fou. A saint Sabba, j’avais mille ans. Mon élément, c’était l’éternité.

Quand je pris le grand habit, je dus quitter saint Sabba, réservé aux  novices et aux ermites. On voulait m’envoyer à Jérusalem, ce que je ne souhaitais pas, et je revins à Paris, avec la bénédiction de mon père spirituel.

A Jérusalem, devant le spectacle des guerres incessantes qui agitent cette région du monde, je cherchai un moyen de court-circuiter l’intellect, ce qui me parut possible  au travers de deux activités: l’art et le sport.

A Paris, je fus ordonné prêtre à la cathédrale saint Alexandre Nevsky , rue Daru ;  mon confesseur était le père Boris Bobrinskoï.  Je travaillais avec de jeunes délinquants dans le cadre de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ), et recourais essentiellement au sport pour les resocialiser. Puis, dans le même cadre, je fus envoyé à Marseille.

La Fraternité Saint-Martin et le skite de Sainte Foy

Je m’occupais également beaucoup des artistes, car ce sont souvent eux qui posent les vraies questions : qu’est-ce que l’harmonie, la beauté, l’authenticité. Je créai donc l’association de la Fraternité Saint Martin qui regroupe 800 créateurs, pas forcément orthodoxes.  Nous pouvons intégrer d’autres traditions, pourvu que l’artiste mette son talent au service de sa foi, et aussi des artisans, des ébénistes, et même des paysans et des cuisiniers, des gens qui font quelque chose avec leurs mains, qui ont des savoir-faire à transmettre, qui témoignent de leur foi à travers leur travail. Nous organisions beaucoup de pèlerinages, en Grèce, en Russie, en Ethiopie, pour voir les artistes dans leur contexte, dans leur milieu d’origine.

Les artistes de l’association éprouvant le besoin d’avoir un lieu pour se retrouver, ce sont eux qui se sont cotisés pour créer le skite, au sein d’une association immobilière, en 1996. Nous avons acquis ce bien (sans crédit, car je voulais bien être pauvre, mais pas endetté), et nous l’avons peu à peu restauré. Actuellement, nous y vivons à deux moines, le père Joseph et moi ; et dans une autre maison plus loin, il y a aussi deux moniales, sœur Enimie et sœur Vera. Nous avons un hôtel-restaurant à l’usage exclusif des pèlerins. Le skite est un ancien prieuré bénédictin, c’est-à-dire la demeure du prieur. C’était aussi un poste de péage pour la garnison voisine. Il porte le nom de Sainte Foy, car il était affilié au château de Sainte-Foy, fondé au III° ou IV° siècle. Une partie du skite date du XII° siècle,  c’était une tour à signaux, placée sur la route de Saint-Jacques-de-Compostelle, une autre partie du XVI° siècle. Nos offices se déroulent en slavon et en français, et nous avons beaucoup de paroissiens russes, d’une part parce que de nombreux Russes étudient ou enseignent à l’Ecole des Mines, à Alès, et d’autre part parce que les paysan lozériens, qui ne trouvent pas de Françaises prêtes à vivre loin de tout à la campagne, épousent  souvent des Russes.

L’amour de la beauté, témoignage de la grâce.

 La première œuvre d’art que l’homme doit accomplir, c’est lui-même, il doit faire de sa vie une œuvre d’art et, quand il a obtenu  la paix intérieure, rayonner autour de lui, mettre de l’amour dans tout ce qu’il fait. Il faut faire de sa vie une fête et retrouver la capacité d’émerveillement que nous avons trop souvent étouffée. C’est pourquoi j’ai recours à la photographie, qui a toujours été mon principal moyen d’expression, mais j’écris aussi des poèmes et des livres, j’ai publié une dizaine d’ouvrages, et je fais aussi la cuisine, dans le même esprit que tout le reste. 

Le travail manuel est très dévalorisé en occident, les Français sont forts pour les mots et les concepts, or il faut sortir des mots, trouver d’autres langages, et beaucoup de savoir-faire se perdent qui ne sont pas transmis. Nous cherchons à favoriser cette transmission. »

Le père Gérasime s’interrompt pour me faire admirer la couverture martelée de son évangile liturgique, confectionné en Grèce, et un catalogue d’admirables broderies russes, en déplorant que les coupes des vêtements sur lesquelles elles figurent ne soient pas d’un niveau correspondant.

« Les artistes, reprend-il,  peuvent s’exprimer comme ils veulent, mais à l’intérieur de l’espace de l’église, nous insistons sur la nécessité de transmettre fidèlement la Tradition, les fresques, les icônes, les mosaïques, le déroulement des offices, les chants. La Tradition n’est pas une chose du passé, elle s’exprime dans un éternel recommencement.

Il faut sortir du virtuel et faire quelque chose de ses mains, pour avoir une réponse qui nous donne une vérification. Lorsque je pratiquais la photo en prison, avec des délinquants, et qu’ils observaient que mes tirages étaient bons et que les leurs étaient flous,  je pouvais leur rétorquer : « C’est parce que tu es trop nerveux, ce n’est pas la photo qui est responsable, mais toi. » L’art leur permettait de dire ce qu’ils ne pouvaient exprimer par des mots, par exemple un viol ou de mauvais traitements dans leur enfance.

Il faut sortir de la rentabilité et aller vers l’authentique. Tout ce qu’on fait doit être orienté vers  le Christ, le jardin, la cuisine, la poésie, les arts, nous sommes les témoins de l’invisible, les témoins du Ciel, et nous n’attendons pas de reconnaissance, car nous le faisons par amour de la beauté (philocalie). Nous devenons pareils au coquelicot, baiser rouge tendu vers le ciel, ouvert à l’infini.

A travers la photographie, je travaille sur le temps.  La photographie est un langage. Ainsi, je photographie le même objet, mettons une branche, à des moments différents : en hiver, puis au printemps, avec des bourgeons, puis avec les fleurs, les fruits, puis à l’automne. Qu’est-ce que la vérité de cette branche ? Aucune de ces photos, ne peut exprimer la vérité en plénitude, car la Vérité est un éternel présent et ne peut se laisser enfermer par une forme. La seule Vérité,  c’est le Christ qui nous dit : JE SUIS LA VERITE. Chaque instant est unique, chaque instant est une louange.

Toutes mes photos sont prises à l’intérieur du monastère : les fleurs, les fruits, les objets, la source, dont l’eau nous vient des Pyrénées, la vue depuis la terrasse où vous avez pris le café. Voyez, la voici, à quatre moments différents.  A travers la photo, la poésie, la cuisine, je m’efforce de démontrer la majesté du simple.

A l’issue de l’entretien, le père Gérasime et le père Joseph m’ont fait visiter les lieux où tout est naturel, harmonieux, chargé d’histoire, de vie, d’émotion, de poésie. Le schiste rude et scintillant des murs et des toitures, les petites chambres et les pièces aux meubles anciens, aux teintes douces, avec de belles icônes et de vieilles photos. La chapelle, sa charpente de bois, les grosses dalles irrégulières aux mille nuances de gris qui chatoient dans la pénombre, les icônes sur leur fond doré, toutes de très grande qualité. Les fresques sont l’œuvre de Iaroslav Dobrinine, c’est le père Zénon qui a peint les portes royales, les autres icônes ont été réalisées par un prêtre grec, le père Nikos, les magnifiques vitraux, pareils à un cloisonné d’eau pure et gelée, ont été faits par Henri Guérin, les broderies des vêtements liturgiques et des différents ornements textiles par Emmanuelle Vernoux.  Le père Gérasime  est en quête d’un orfèvre, qui pourrait confectionner tout ce qui est métallique, chandeliers, encensoirs et n’en a, pour l’instant, pas trouvé. Rien de luxueux, et pourtant, tout est d’une étonnante beauté, tout est authentique, oui, vraiment, la majesté du simple, dont nous avons tellement perdu le sens, à notre époque, avec le goût du silence, et le goût tout court. Or le beau mène au bien, le beau mène au vrai, le beau mène à Dieu. Et voilà que, dans cette église, à la demande du père Gérasime, le père Joseph a entonné tout à coup en slavon, d’une voix de ténor : «Saint Dieu, saint Fort, saint Immortel, aie pitié de nous », me plongeant dans un état de paix, de grâce et de reconnaissance qui m’a fait oublier tout ce qui peut me choquer et me révolter à l’extérieur, de l’autre côté des montagnes, partout où l’environnement, l’aspect et la substance des gens sont systématiquement défigurés, où les yeux sont aveuglés, les oreilles assourdies, et les âmes étouffées.

Publié dans Orthodoxie

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D
J'aime bien le Père Gérasime, on voit qu'il a vraiment fait une ascèse sérieuse, en revanche il y a une chose qui m'inquiète un peu c'est qu'il répète exactement la même chose à plusieurs années d'intervalle...
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L
Je ne l'ai vu qu'une fois, ou plutôt deux...