Les chants perdus 4: l'agriculture manque de bras

Publié le par Laurageai

Mon ami Sérioja, qui a appris la musique avec ses grands-parents paysans, revient mélancolique de son expédition ethnographique: villages désertés, vieillards branlants et de plus en plus rares. Les larmes lui sont venues aux yeux, quand il a vu l’intérieur d’une isba, où l'accueillait un vieil accordéoniste : son dégénéré de petit-fils était venu recouvrir les beaux murs de rondins équarris avec du faux marbre. Partout sévit le « siding », cet affreux procédé d’outre-Atlantique qui consiste à recouvrir le bois vivant de plastique mort. La civilisation paysanne se meurt, assassinée en un temps record, avec toute sa riche culture, si souvent méprisée par les « gens instruits », sans que personne n’accorde aucune importance à cet évènement. Je me souviens des profs ricanant devant les cancres : « L’agriculture manque de bras. » Avec quelle hargne la troisième république progressiste s’est-elle acharnée contre les dialectes et les coutumes locales ! Je ne parle pas des communistes, qui ont massacré les paysans par millions, qui les ont affamés, déportés, qui ont tout fait pour les priver de leur foi et de leurs racines. Chez nous, c’est la première guerre mondiale qui s’est chargée en partie ce travail, car c’étaient les campagnes qui fournissaient l’essentiel de la chair à canon, ainsi que le montre bien Giono dans « le grand Troupeau », que je ne me décide pas à relire, tant j’ai peur de compromettre ma fragile sérénité, ou, côté russe, « le Don paisible » que je ne me décide pas à finir, pour la même raison. Tout cela a admirablement préparé le terrain au raz-de-marée de stupidité consumériste et matérialiste qui a suivi: quelques décennies de corruption mercantile et de lavage de cerveau médiatique ont suffi à scier l’arbre millénaire de cette tradition qui était notre noblesse, notre terreau culturel irremplaçable, et pour fabriquer une plèbe vulgaire, docile et décérébrée qui vivra désormais sans histoire et sans mémoire, et forcément sans culture, en dépit de tous les « projets » de l’Education Nationale qui, en aucun cas, ne compenseront cette imprégnation familiale millénaire, ce savoir-vivre, ces savoir-faire et surtout ce savoir-être qui constituaient l’héritage de nos ancêtres, un héritage qu’on nous a appris à ignorer et que nous ne retrouverons pas. La disparition de chaque élément de notre mémoire collective est aussi irrémédiable que celle d’une espèce animale, chose étrange, elles vont de pair, dans ce crépuscule du monde auquel les gens de bonne volonté assistent impuissants, peut-être parce que la tradition était l’expression d’une humanité en osmose avec la nature, la mort de l’une est donc fonction de l’autre, mais quel est l’autre nom effroyable que nous pourrions donner à la mort de la nature provoquée par notre folie luciférienne ?

Publié dans les chants perdus

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